Poser le pied au sol après ces quelques heures de voyage aérien, sentir le vent puissant chargé du vrombissement continu des moteurs et le soleil chauffer sa nuque de ses rayons dorés, toutes ces sensations exceptionnelles se mêlèrent en lui pour ne former qu'un tout, un souvenir qui, il le savait, lui serait pour toujours emprunt de nostalgie. L'espace aérien de Somen était tel qu'il l'avait imaginé, et mieux encore. Les imposants vaisseaux se côtoyaient, amarrés sous la chaleur estivale de ce milieu de journée. L'effervescence gorgeait le port d'une foule de badauds venus de tous horizons. L'air était saturé de ces odeurs de métal brûlant et d'un brin de "je ne sais quoi", tout à fait indéfinissable. La température aurait été suffocante si l'îlot n'avait flotté impétueusement à bonne distance du sol, offrant son terrain aux bourrasques sauvages qui balayaient sans relâche la zone civile, chassant les nuages de vapeur et le souffle brûlant des vaisseaux.
Au loin, entre les rues étroites et colorées de la ville, le château d'ivoire dévoilait ses tours majestueuses et ses jardins suspendus, surplombant sa cité comme un monarque millénaire. Lohmaï grava cette image dans son cœur, caressant la joie et l'intense satisfaction que faisait naître en lui cette vision qu'il avait longtemps attendue.

Et puis, la sensation s’évanouit aussi vite qu'elle était née lorsque les bruits de gorge désagréables de Grimm montèrent à ses oreilles, juste avant que la créature régurgite les restes de son repas sur le bord du ponton.
Le jeune homme grimaça, jetant un coup d’œil aux passants alentours qui s'étaient arrêtés pour observer avec dégoût ou amusement l'animal qui finissait de toussoter avant de se lécher les babines en levant son regard heureux et stupide sur son maître. Fallait-il que cette bête soit toujours la racine de ses soucis ? Le pharmacien qui lui avait prescris ces cachets anti-nausée entendrait parler de lui !
La tête haute, ignorant royalement les regards qu'on lui portait, Lohmaï ramassa son compagnon qui, se laissant lourdement soulever, se contenta de remuer sa queue écailleuse en ouvrant largement les mâchoires, langue pendante, pour goûter l'air vivifiant de la cité. Un sac de voyage élégant sur le dos, tirant sa valise à roulettes ornée de tissus raffinés d'une main tandis que Grimm était logé sous son autre bras, le monstrologue s'éloigna de la zone d'atterrissage, traversa la passerelle solide qui rattachait l'île à la terre ferme, et s'engagea enfin dans les rues de Somen.

Son excitation revint très vite à la charge, tandis qu'il avançait entre les allées, humant les parfums du marché, tendant l'oreille à la rumeur joyeuse qui donnait vie à la cité. Lohmaï laissa son sourire s'installer, oubliant rapidement l'incident du port. Grimm était sage, et le jeune homme se décida bientôt à le poser au sol, attachant rapidement une laisse au collier de l'animal pour pouvoir continuer sa route plus sereinement.
L'auberge qu'il avait pour destination se trouvait plus loin, dans les hauteurs de la ville, mais il lui était impossible de s'y précipiter sans avoir d'abord flâné dans ces rues animées. Certes, le voyage l'avait fatigué, mais rien dans son attitude ne le laisserait paraître. Sa fébrilité avait chassé toute lassitude, et c'est tout naturellement qu'il stoppa net en apercevant l'enseigne d'une bibliothèque.

"Mon bon ami, ce doit être un signe du destin !" souffla-t-il à Grimm qui s'était assis à ses pieds en haletant gaiement.

Tous ces mois passés à Playa Del Sol, loin du Savoir qu'il aimait tant ! Il ne pouvait décemment pas réprimer plus longtemps cette pulsion dévorante. Il devait en être certain. Être sûr que Somen avait les moyens de tenir ses promesses.
Sans plus attendre, le monstrologue poussa la porte du petit bâtiment. Laissant sa valise et son sac à l'accueil, il reprit son compagnon dans les bras en espérant que personne ne lui ferait de remarque sur la présence d'un animal en ces lieux, et se précipita vers la première étagère. Ses yeux ambrés prirent un éclat un peu fou alors qu'ils survolaient à toute vitesse les titres qui s'offraient à eux. Lohmaï comprit rapidement l'organisation qui semblait destinée aux ouvrages, et attrapa enfin une épaisse reliure traitant des vouivres. Lâchant Grimm qui roula mollement à ses pieds, le jeune homme parcourut fiévreusement quelques pages. Il ne lui fallut que quelques secondes avant de refermer brusquement le livre et de se diriger d'un pas décidé vers le comptoir, traînant son compagnon quadrupède qui se tordait au sol pour se gratter le dos sur les tapis, ignorant la pression du collier sur son cou.
L'ivresse dans le regard et l’allégresse sur les lèvres, Lohmaï héla la femme qui semblait tenir les lieux, et posa le livre devant lui d'un air envieux et possessif.

"Bonjour très chère ! Pourrais-je connaître les conditions à remplir pour accéder au contenu de cette bibliothèque ?"

Encore une superbe journée, un ciel bleu, un soleil présent bien que pas trop. Bref, une superbe journée. Quoi de mieux pour m'occuper tranquillement de ma bibliothèque ? Je range donc rapidement mes quelques livres sur lesquels je travaillais il y a encore quelques minutes avant de quitter ma demeure, mes lunettes de soleil sur le nez, un paréo épais en guise de robe et un chemisier. Je ne vais pas risquer de mourir de chaud au travail, tout de même. Une femme ne doit pas souffrir de la chaleur, c'est un fait. Je marche donc dans les rues de ma démarche assuré, laissant quelques regards se poser sur moi, je réponds aux diverses salutations avec un sourire et continue mon chemin sans discontinuer. La bibliothèque, enfin. Je pousse la porte d'un air presque conquérante, ravie de retrouver mon fief, ma petite merveille après ces quelques jours passer à explorer Amérys. Je vais ensuite me placer derrière le comptoir, après avoir bien évidemment salué mes adorables employés, puis prends la place du petit nouveau à l'accueil, le laissant prendre une pause bien mérité.

Les clients passent, ne s'arrêtent pas très longtemps, une journée quelconque mais qu'importe, cela me laisse du temps pour préparer l'inventaire que je désire faire d'ici quelques jours, histoire de vérifier qu'aucun livre ne manque et qu'ils soient tous en bon état. Alors que j'étais absorbé par ma tâche, j'ai, pour  une raison comme une autre, relevé le nez à un instant et là. Je l'ai vu. C'était normal, une si belle journée ne pouvait pas durer. Il y a toujours une personne dans une journée qui vous gâche tout. Là, c'était ce jeune homme avec cette... Bestiole dans les bras. Qu'est-ce que c'était exactement comme créature d'ailleurs ? Aucune idée, mais pour l'instant je n'ai pas trop à penser à ça. Il rentre dans une bibliothèque avec un animal, sans demander si cela est autorisé ou non ? Mais bien sûr, tout va bien, tout va très bien. Le pire, c'est qu'il laisse sac et valise à l'entrée du magasin, mais pas la bête. L'inverse aurait pourtant été plus logique. Je hais les gens qui prennent leurs animaux partout avec eux, y compris dans un lieu consacré au savoir et à la lecture, presque plus encore que ceux qui viennent avec leurs enfants. Ah, les enfants... Si seulement, comme les animaux de compagnie, on pouvait les attacher à un arbre pour être tranquille un instant, j'aurais déjà planté une forêt tout entière devant ma bibliothèque. Mais bon. Je regarde ce nouveau venu d'un air accusateur, lunettes sur le front et décide de ne pas m'emporter pour l'instant. J'ai trop de choses à faire avec cet inventaire.

Sauf que voilà, il se ramène avec un livre, quoi de plus normal ici, et sa bestiole, et me demande, tout crème, comment ça se déroule pour prendre un ouvrage. Décidément, il cherche à me faire sortir de mes gonds ? Je pose mon crayon et me place bien face à lui, replaçant une mèche de cheveux derrière mon oreille, un sourire sur les lèvres. Comment lui répondre ? "Les conditions ? Eh bien, tout d'abord, j'aurais besoin de votre adresse..." Il est mieux de commencer doucement, calmement. Après tout, il n'était pas au courant, tout simplement. "Puis, je prendrais toutes vos coordonnées avant de vous donner une fiche à remplir avec la date du jour et l'état du livre que nous établirons ensemble..." Oui, il n'était juste pas au courant qu'un animal n'a pas sa place dans une bibliothèque, c'est tout. "Et enfin, demander, avant d'entrer, si les animaux sont acceptés ici. Mais visiblement, cette étape, vous l'avez totalement passée outre." Oui, bon, je suis énervée tout de même, je ne pouvais pas ne pas lui dire. Mais mon sourire se veut toujours aussi agréable, malgré cette phrase assassine.

L'excitation enfantine qui s'était emparé de Lohmaï, comme à chaque fois qu'il pénétrait dans un lieu de ce genre, le plongeait une fois de plus dans son petit monde. Un monde individuel auquel il était le seul à pouvoir accéder. Un "en-dedans" fort rassurant où le chercheur se sentait pousser des ailes. Ici, rien d'autre n’existait que son besoin d'apprendre et de découvrir. Les barrières du monde réel s'effondraient au détriment des infimes possibilités que lui offrait cet univers d'informations, d'idées et d'anticipation pour de nouvelles expériences.
Rien n'aurait pu le rendre plus ravi donc. Aussi Lohmaï fut-il surpris de sentir un frisson glacé lui parcourir l'échine, dressant ses cheveux sur sa nuque lorsqu'il croisa le regard de la gérante. Son sourire se figea sur ses lèvres, et immédiatement, son petit monde s'effondra.

La lueur accusatrice qui était passée dans les yeux de la jeune femme ne lui avait pas échappé, bien au contraire. Elle eut beau lui sourire et répondre poliment à sa question enjouée, le monstrologue comprit rapidement qu'il avait commis une erreur.

"... je prendrais toutes vos coordonnées avant de vous donner une fiche à remplir avec la date du jour et l'état du livre que nous établirons ensemble..."

Alors qu'elle énumérait ses différentes conditions, Lohmaï acquiesçait presque timidement, cherchant silencieusement ce qu'il avait bien pu faire pour déplaire à cette femme. Un début de panique le tenait. Il ne supportait pas l'idée de faire mauvaise impression, surtout quand cela n'était pas volontaire.
C'est alors que la bibliothécaire asséna ses dernières modalités ; sa voix ferme suffit à briser les restes de gaieté sur le visage du chercheur, plongeant ce dernier dans un choc atterré.

"Et enfin, demander, avant d'entrer, si les animaux sont acceptés ici. Mais visiblement, cette étape, vous l'avez totalement passée outre."

Un reproche !! Lohmaï venait à peine de poser le pied à Somen, et le premier autochtone qu'il avait rencontré lui faisait déjà un reproche ! Jetant un coup d’œil incrédule à Grimm qui se roulait à ses pieds, le jeune homme se maudit intérieurement de n'avoir pas réfléchi. Il passait pour un rustre, un barbare sans manières comme l'on considérait souvent ceux qui, comme lui, étaient nés à Ilgarde. À force de courir les monstres sur mers et forêts, le chercheur avait-il oublié la conduite à prendre dans un monde civilisé ?!

"Je suis... profondément navré" balbutia-t-il en lâchant le livre qu'il tenait, portant une main à sa poitrine en s'abaissant légèrement face à la bibliothécaire.

Tirant sur la laisse de son compagnon, Lohmaï le força à s'asseoir à ses pieds pour donner au moins l'impression d'un début d'autorité.

"J'ai conscience que mes excuses seront de bien piètres compensations, mais je viens seulement d'arriver à Somen. Mon vaisseau s'est posé il y a moins d'une demi-heure, et je n'ai pas résisté à l'appel du Savoir qui criait sa présence au creux de ces murs."
Il osa laisser poindre un sourire hésitant, et continua d'un ton qui se voulait amusé, mais duquel perçait une légère angoisse :
"J'ai du quitter la civilisation depuis bien trop longtemps, et me voilà devenu un véritable sauvageon. Je remplirai bien sûr tous les papiers qu'il faudra, et je vous promets que mon compagnon m'attendra dehors lors de mes prochaines visites."

Comme pour ajouter à cette promesse, Grimm émit un jappement bref et joyeux, auquel son maître répondit d'un léger coup de pied destiné à le faire taire.
Il n'avait pas encore eu le temps de vraiment détailler son interlocutrice, mais ses yeux se refusaient à faire le point sur la silhouette de la jeune femme tant qu'ils n'auraient pas capter son approbation. Tout ce qu'il pouvait en dire, c'est que la bibliothécaire lui paraissait droite et élégante, d'une beauté un peu froide qui intimait le respect.
Afficher un regard de chien battu n'était pas dans ses habitudes, et c'est pourquoi le chercheur tentait-il de dissimuler sa gêne sous un air rieur. Mais ses yeux d'ambre laissaient malgré tout aisément deviner le besoin de pardon d'un petit garçon réprimandé par sa mère.

"Je m'appelle Lohmaï." conclut-il finalement en tendant une main fine à son interlocutrice, espérant sauver les meubles grâce à ce charme sur lequel il pouvait souvent compter.

"Je suis... profondément navré... J'ai conscience que mes excuses seront de bien piètres compensations, mais je viens seulement d'arriver à Somen. Mon vaisseau s'est posé il y a moins d'une demi-heure, et je n'ai pas résisté à l'appel du Savoir qui criait sa présence au creux de ces murs."

Je ne peux m'empêcher de hausser un sourcil face à cette politesse qui force le respect. Des gens si agréable que cela sont si rares, de nos jours ! En règle générale, dans une telle situation, j'aurais eu droit à des réprimandes ou aucune réponse du tout. Moi qui avait préparé toutes mes plus belles phrases, qui était psychologiquement prête à détruire ce jeune homme s'il se voulait trop pénible, voilà qui me refroidit directement. J'en suis presque à oublier son ridicule animal de compagnie. Presque seulement, il ne faut pas exagérer non plus. Ses excuses semblaient sincères et il venait d'arriver, voilà qui pouvait expliquer certains manques à la courtoisie demandée dans une bibliothèque. Je prends le livre qu'il venait de poser et le détaille, lui tournant le dos et ignorant ainsi sa main tendue pour se présenter. Il avait l'air d'aimer la connaissance, aussi j'étais curieuse de savoir ce qui lui plaisait le plus. Car le premier livre que l'on choisit dans une bibliothèque traite toujours des sujets qui nous plaisent le plus. Mais l'ignorer ainsi, c'était plutôt... Méchant suite à ses si belles excuses. Donc, toujours tournée dans l'autre sens, je fais éclore un bras sur le comptoir dont la main vient serrer celle du prénommé Lohmaï. Je ne me demande même pas s'il va bien ou mal réagir en voyant mon pouvoir, je suis habituée à absolument toutes les réactions désormais.

"Un livre sur les vouivres, hein ? Un très bon choix. Pour prendre un livre, il y a normalement un abonnement à payer, mais oublions le pour l'instant... Toutefois, je ne peux pas vous laisser partir avec un livre si vous n'êtes pas de la ville" lui expliquais-je tranquillement, sans pour autant me retourner.

Mais là, le problème, c'est que s'il n'est que voyageur, il est hors de question que je lui laisse un livre qu'il pourrait ne jamais me rendre. La solution dans ce genre de situation est de laisser le demandeur dans la bibliothèque pour qu'il puisse lire tout son soûl, mais j'entends déjà le jappement incessant de son toutou qui risque de détruire les lieux de détentes destinée à la lecture. Bon, tant pis, plus qu'une seule solution.

"Normalement, vous pourriez rester ici pour lire mais avec votre... Chien ? Je pense que je n'ai pas le choix." répondis-je tandis que je me retournais vers lui.

J'appelle l'employé qui sort seulement de sa pause et le laisse reprendre le comptoir alors que je m'avance près de Lohmaï, son livre toujours dans les mains. Franchement, je n'y crois pas, ce que je suis obligé de faire...

"Je vais rester avec vous pour m'assurer qu'il n'y ai aucun souci." déclarais-je en rendant son livre à ce jeune homme dans un sourire.

Je l'emmène ensuite vers le fond de l'échoppe, dans un des nombreux lieux réservés à la lecture disséminé un peu partout. Des tables, des chaises, des fauteuils, des canapés... Ici, il s'agit plus de gros coussins posé à même le sol. Peut-être pas l'endroit le plus stratégique avec un animal de compagnie mais au moins, j'aurais toujours un œil sur lui.